Angelo Bison, l’ange qui jongle avec les démons
Angelo Bison, l’ange qui jongle avec les démons Pour incarner Béranger, Angelo Bison s’est notamment inspiré de Peter Lorre dans «M le Maudit». - D.R. Si l’on ne connaissait pas le bonhomme au préalable, il y aurait de quoi frémir à l’idée de pénétrer dans l’antre d’Angelo Bison, l’acteur qui se cache derrière Guy Béranger, le meurtrier d’enfants dans la série Ennemi Public , librement inspirée de l’affaire Dutroux. D’abord, il y a ce coup d’œil à la carte pour situer Gerpinnes, là où le comédien nous attend dans son salon afin d’y esquisser son portrait. Gerpinnes donc, commune quasiment voisine de Marcinelle, restée tristement célèbre dans l’affaire qui traumatisa la Belgique. Et puis, il y a l’historique du comédien qui, au théâtre, vagabonde souvent, et avec un naturel inquiétant, dans les méandres de la folie, sans craindre de cheminer au bord des ténèbres. On se souvient notamment de L’avenir dure longtemps , où il incarnait le philosophe Louis Althusser, lors d’une nuit noire et névrosée passée à tenter de comprendre pourquoi il avait étranglé sa femme. On se souvient aussi de lui dans Un homme si simple , écrit par André Baillon depuis le service psychiatrique de la Salpêtrière où il venait de se faire interner. Pour couronner le tout, il y a les yeux du Bison, des yeux de hibou plutôt, d’une rondeur étrange, intenses et énigmatiques en diable, qui ne peuvent qu’intimider, voire hanter les spectateurs d’ Ennemi Public , série à succès de la RTBF où, pour la troisième et dernière saison, Angelo Bison campe un personnage monstrueux. Pourtant, pas une once de frisson n’enveloppera notre rencontre, si ce ne sont ceux provoqués par l’émoi et la fascination pour son parcours atypique. Fils de mineur, Angelo Bison est né à Morlanwez, près de La Louvière. Dans l’Italie miséreuse d’après-guerre, son père a hésité entre devenir bûcheron au Canada ou être mineur en Belgique. « Il a préféré la mine mais, à mon avis, il n’imaginait pas ce que c’était. » Voilà donc le petit Angelo grandissant dans les rues du Hainaut. Et s’il faut chercher des racines à la noirceur qui colorera, plus tard, certains de ses rôles, c’est peut-être là, dans un foyer plutôt malmené par la vie, qu’il faut commencer. « Quand ma mère était enceinte de moi, elle a perdu ma sœur, morte de la méningite à 18 mois. Parce que mon père, comme beaucoup d’Italiens de cette époque, était parfois dur, elle m’a souvent dit : comme je n’ai pas pu partager ma douleur avec ton père, je l’ai partagée avec toi. » Ajoutez à cela un grand frère schizophrène (à qui le comédien dédiera plus tard la pièce Pecora Nera , d’Ascanio Celestini) et un autre frère, handicapé de naissance, et vous obtenez un départ dans la vie singulièrement heurté. A l’usine à 17 ans Pourtant, il se souvient d’une enfance heureuse à faire les 400 coups – « Mes cicatrices, c’est la rue qui me les a données » – et d’un parcours scolaire calamiteux. « Tout me portait vers une vie ouvrière morlanwezienne. J’ai un vague diplôme d’électricien et j’ai commencé à travailler à 17 ans, aux faïenceries Boch Frères Keramis. Les semaines s’enchaînaient : la semaine, je travaillais, le week-end, je faisais la fête et, le dimanche, j’avais le cafard et le sentiment d’un abrutissement effroyable. » Un jour, dans le journal, il lit un article sur les cours d’académie en art dramatique. « Comme je m’ennuyais le soir, je suis allé voir. La prof a ri en me voyant, cet être informe, parlant mi-wallon, mi-italien et qui ne connaissait pas l’existence de Molière. Mais là, je me suis dit : “C’est ça que je dois faire !” » Et le voilà parti, en 1978, pour la capitale. « Je croyais qu’il fallait un passeport pour aller à Bruxelles », sourit-il. « J’avais acheté une mallette noire, comme si j’étais apprenti banquier, et je me suis présenté au Conservatoire royal de Bruxelles. Plus tard, j’ai su qu’aucun prof ne voulait me prendre, sauf Claude Etienne. » Dès la deuxième année de conservatoire, le directeur du Rideau le fait d’ailleurs jouer dans son théâtre. Angelo Bison chez lui à Gerpinnes : «Pour moi, le théâtre ou le cinéma, c’est poser un trouble». - Sylvain Crasset. « Ma première pièce, c’était A Memphis, il y a un homme d’une force prodigieuse (de Jean Audureau, NDLR). Et j’étais cet homme-là, parce qu’il en fallait, une force prodigieuse. J’avais juste les allocations familiales et des petits boulots pour me loger et me nourrir. Et en même temps, j’enfilais tout – Sophocle, Musset, Marivaux, jusqu’à l’overdose – parce qu’il fallait tout rattraper. » Malgré un style jugé peu orthodoxe, il sort du conservatoire en décrochant les honneurs. Tout en jouant dans les grandes maisons – du Rideau au Poche –, il enchaîne les projets en marge des institutions. Avec, bientôt, un appétit vorace pour les auteurs italiens comme Paravidino (Nature morte dans un fossé), Stefano Massini (Lehman Trilogy) ou encore Celestini, dont il joue l’inoubliable Fabbrica. Il y incarne toute une génération d’Italiens dont la vie s’est confondue avec celle de leur usine. Tendre clin d’œil au passé du comédien. La pièce devient culte. La rançon du succès « Fabbrica a été une magnifique aventure mais aussi, parfois, un poids. D’ailleurs, Suzy Falk (grande comédienne aujourd’hui décédée, NDLR) m’avait dit : “Après ça, tu peux difficilement monter, tu vas devoir descendre.” C’est dangereux de réussir des trucs aussi forts. J’ai dû faire Althusser pour me débarrasser de Fabbrica. » Un revers de la médaille qui plane aujourd’hui sur son personnage dans Ennemi Public ? Assurément, son interprétation a marqué les esprits. C’est en le voyant dans Kafka Circus, mis en scène par Elvire Brison, que le réalisateur Matthieu Frances a pensé à lui pour le rôle de Béranger. Comment a-t-il appréhendé ce personnage porteur de tant d’horreur ? « J’avais peur d’aborder ce personnage qui a déjà été créé ailleurs, par d’immenses comédiens. Mes références, ce n’était pas Anthony Hopkins et Le Silence des Agneaux , mais plutôt M le maudit , de Fritz Lang, avec notamment cette scène extraordinaire, dans le tribunal, quand Peter Lorre est à genoux et qu’il gémit, avec ses yeux ronds comme moi : “C’est dans ma tête !” » À lire aussi «Ennemi public», la lumière au bout du tunnel Ne pas faire de psychologie. Aller à l’instinct. Telle est sa recette. « Il n’y a pas de composition. Je ne joue pas, je suis. Quand je joue Béranger, c’est moi, je ne fais pas de différence. J’essaie d’aller au plus près de l’abîme, mais tout du long, je suis toujours moi. C’est ça qui m’aide à ne pas perdre la boule. Comme je suis bien planté, je ne risque pas de tomber. Je suis le personnage et puis, je ne le suis plus et basta. Le théâtre m’a appris qu’à travers tous ces personnages, je n’ai jamais fait qu’une chose : me découvrir moi-même, essayer de me comprendre un peu mieux, même s’il reste des parts que je ne comprends pas. Pour moi, le théâtre ou le cinéma, c’est donner au monde la complexité de personnages comme Althusser ou Béranger, c’est poser un trouble. Jouer Althusser ou Béranger, c’est accepter de ne pas tout comprendre. Je peux aller loin parce que le reste est solide, parce que j’ai trouvé ma voie. J’ai tellement de gratitude par rapport à la vie et au théâtre d’avoir trouvé pour quoi j’étais fait que j’ai toujours voulu parler de ceux qui n’avaient pas trouvé pour quoi ils étaient faits. » Dans Ennemi Public , Angelo Bison jongle sans ciller avec les démons de Béranger. Impossible de ne pas être troublé par cette performance follement habitée. « Dans les deux premières saisons, on voulait montrer l’humain dans le monstre, avoue-t-il. Ça a tellement bien marché que les gens sont arrivés à cette ambiguïté atroce où ils avaient presque de la tendresse pour lui. En tout cas, ils ne le haïssaient pas aussi fort qu’ils auraient dû. Dans la dernière saison, on a voulu retourner la chose et montrer le monstre dans l’être humain. Plus le monstre apparaît, plus l’être humain s’estompe jusqu’à ne plus avoir que les ténèbres. » Accrochez-vous ! Pour la dernière saison d’« Ennemi Public », Angelo Bison reprend le rôle du terrifiant tueur d’enfants Guy Béranger. Mais qui est cet acteur qui flirte avec les ténèbres sans jamais y sombrer ? Fils de mineur, cet ancien ouvrier a trouvé sur les scènes puis à l’écran une manière de mieux se comprendre. Par Catherine Makereel Le 22/03/2023 à 13:58
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Angelo Bison, l’ange qui jongle avec les démons
Angelo Bison, l’ange qui jongle avec les démons Pour incarner Béranger, Angelo Bison s’est notamment inspiré de Peter Lorre dans «M le Maudit». - D.R. Si l’on ne connaissait pas le bonhomme au préalable, il y aurait de quoi frémir à l’idée de pénétrer dans l’antre d’Angelo Bison, l’acteur qui se cache derrière Guy Béranger, le meurtrier d’enfants dans la série Ennemi Public , librement inspirée de l’affaire Dutroux. D’abord, il y a ce coup d’œil à la carte pour situer Gerpinnes, là où le comédien nous attend dans son salon afin d’y esquisser son portrait. Gerpinnes donc, commune quasiment voisine de Marcinelle, restée tristement célèbre dans l’affaire qui traumatisa la Belgique. Et puis, il y a l’historique du comédien qui, au théâtre, vagabonde souvent, et avec un naturel inquiétant, dans les méandres de la folie, sans craindre de cheminer au bord des ténèbres. On se souvient notamment de L’avenir dure longtemps , où il incarnait le philosophe Louis Althusser, lors d’une nuit noire et névrosée passée à tenter de comprendre pourquoi il avait étranglé sa femme. On se souvient aussi de lui dans Un homme si simple , écrit par André Baillon depuis le service psychiatrique de la Salpêtrière où il venait de se faire interner. Pour couronner le tout, il y a les yeux du Bison, des yeux de hibou plutôt, d’une rondeur étrange, intenses et énigmatiques en diable, qui ne peuvent qu’intimider, voire hanter les spectateurs d’ Ennemi Public , série à succès de la RTBF où, pour la troisième et dernière saison, Angelo Bison campe un personnage monstrueux. Pourtant, pas une once de frisson n’enveloppera notre rencontre, si ce ne sont ceux provoqués par l’émoi et la fascination pour son parcours atypique. Fils de mineur, Angelo Bison est né à Morlanwez, près de La Louvière. Dans l’Italie miséreuse d’après-guerre, son père a hésité entre devenir bûcheron au Canada ou être mineur en Belgique. « Il a préféré la mine mais, à mon avis, il n’imaginait pas ce que c’était. » Voilà donc le petit Angelo grandissant dans les rues du Hainaut. Et s’il faut chercher des racines à la noirceur qui colorera, plus tard, certains de ses rôles, c’est peut-être là, dans un foyer plutôt malmené par la vie, qu’il faut commencer. « Quand ma mère était enceinte de moi, elle a perdu ma sœur, morte de la méningite à 18 mois. Parce que mon père, comme beaucoup d’Italiens de cette époque, était parfois dur, elle m’a souvent dit : comme je n’ai pas pu partager ma douleur avec ton père, je l’ai partagée avec toi. » Ajoutez à cela un grand frère schizophrène (à qui le comédien dédiera plus tard la pièce Pecora Nera , d’Ascanio Celestini) et un autre frère, handicapé de naissance, et vous obtenez un départ dans la vie singulièrement heurté. A l’usine à 17 ans Pourtant, il se souvient d’une enfance heureuse à faire les 400 coups – « Mes cicatrices, c’est la rue qui me les a données » – et d’un parcours scolaire calamiteux. « Tout me portait vers une vie ouvrière morlanwezienne. J’ai un vague diplôme d’électricien et j’ai commencé à travailler à 17 ans, aux faïenceries Boch Frères Keramis. Les semaines s’enchaînaient : la semaine, je travaillais, le week-end, je faisais la fête et, le dimanche, j’avais le cafard et le sentiment d’un abrutissement effroyable. » Un jour, dans le journal, il lit un article sur les cours d’académie en art dramatique. « Comme je m’ennuyais le soir, je suis allé voir. La prof a ri en me voyant, cet être informe, parlant mi-wallon, mi-italien et qui ne connaissait pas l’existence de Molière. Mais là, je me suis dit : “C’est ça que je dois faire !” » Et le voilà parti, en 1978, pour la capitale. « Je croyais qu’il fallait un passeport pour aller à Bruxelles », sourit-il. « J’avais acheté une mallette noire, comme si j’étais apprenti banquier, et je me suis présenté au Conservatoire royal de Bruxelles. Plus tard, j’ai su qu’aucun prof ne voulait me prendre, sauf Claude Etienne. » Dès la deuxième année de conservatoire, le directeur du Rideau le fait d’ailleurs jouer dans son théâtre. Angelo Bison chez lui à Gerpinnes : «Pour moi, le théâtre ou le cinéma, c’est poser un trouble». - Sylvain Crasset. « Ma première pièce, c’était A Memphis, il y a un homme d’une force prodigieuse (de Jean Audureau, NDLR). Et j’étais cet homme-là, parce qu’il en fallait, une force prodigieuse. J’avais juste les allocations familiales et des petits boulots pour me loger et me nourrir. Et en même temps, j’enfilais tout – Sophocle, Musset, Marivaux, jusqu’à l’overdose – parce qu’il fallait tout rattraper. » Malgré un style jugé peu orthodoxe, il sort du conservatoire en décrochant les honneurs. Tout en jouant dans les grandes maisons – du Rideau au Poche –, il enchaîne les projets en marge des institutions. Avec, bientôt, un appétit vorace pour les auteurs italiens comme Paravidino (Nature morte dans un fossé), Stefano Massini (Lehman Trilogy) ou encore Celestini, dont il joue l’inoubliable Fabbrica. Il y incarne toute une génération d’Italiens dont la vie s’est confondue avec celle de leur usine. Tendre clin d’œil au passé du comédien. La pièce devient culte. La rançon du succès « Fabbrica a été une magnifique aventure mais aussi, parfois, un poids. D’ailleurs, Suzy Falk (grande comédienne aujourd’hui décédée, NDLR) m’avait dit : “Après ça, tu peux difficilement monter, tu vas devoir descendre.” C’est dangereux de réussir des trucs aussi forts. J’ai dû faire Althusser pour me débarrasser de Fabbrica. » Un revers de la médaille qui plane aujourd’hui sur son personnage dans Ennemi Public ? Assurément, son interprétation a marqué les esprits. C’est en le voyant dans Kafka Circus, mis en scène par Elvire Brison, que le réalisateur Matthieu Frances a pensé à lui pour le rôle de Béranger. Comment a-t-il appréhendé ce personnage porteur de tant d’horreur ? « J’avais peur d’aborder ce personnage qui a déjà été créé ailleurs, par d’immenses comédiens. Mes références, ce n’était pas Anthony Hopkins et Le Silence des Agneaux , mais plutôt M le maudit , de Fritz Lang, avec notamment cette scène extraordinaire, dans le tribunal, quand Peter Lorre est à genoux et qu’il gémit, avec ses yeux ronds comme moi : “C’est dans ma tête !” » À lire aussi «Ennemi public», la lumière au bout du tunnel Ne pas faire de psychologie. Aller à l’instinct. Telle est sa recette. « Il n’y a pas de composition. Je ne joue pas, je suis. Quand je joue Béranger, c’est moi, je ne fais pas de différence. J’essaie d’aller au plus près de l’abîme, mais tout du long, je suis toujours moi. C’est ça qui m’aide à ne pas perdre la boule. Comme je suis bien planté, je ne risque pas de tomber. Je suis le personnage et puis, je ne le suis plus et basta. Le théâtre m’a appris qu’à travers tous ces personnages, je n’ai jamais fait qu’une chose : me découvrir moi-même, essayer de me comprendre un peu mieux, même s’il reste des parts que je ne comprends pas. Pour moi, le théâtre ou le cinéma, c’est donner au monde la complexité de personnages comme Althusser ou Béranger, c’est poser un trouble. Jouer Althusser ou Béranger, c’est accepter de ne pas tout comprendre. Je peux aller loin parce que le reste est solide, parce que j’ai trouvé ma voie. J’ai tellement de gratitude par rapport à la vie et au théâtre d’avoir trouvé pour quoi j’étais fait que j’ai toujours voulu parler de ceux qui n’avaient pas trouvé pour quoi ils étaient faits. » Dans Ennemi Public , Angelo Bison jongle sans ciller avec les démons de Béranger. Impossible de ne pas être troublé par cette performance follement habitée. « Dans les deux premières saisons, on voulait montrer l’humain dans le monstre, avoue-t-il. Ça a tellement bien marché que les gens sont arrivés à cette ambiguïté atroce où ils avaient presque de la tendresse pour lui. En tout cas, ils ne le haïssaient pas aussi fort qu’ils auraient dû. Dans la dernière saison, on a voulu retourner la chose et montrer le monstre dans l’être humain. Plus le monstre apparaît, plus l’être humain s’estompe jusqu’à ne plus avoir que les ténèbres. » Accrochez-vous ! Pour la dernière saison d’« Ennemi Public », Angelo Bison reprend le rôle du terrifiant tueur d’enfants Guy Béranger. Mais qui est cet acteur qui flirte avec les ténèbres sans jamais y sombrer ? Fils de mineur, cet ancien ouvrier a trouvé sur les scènes puis à l’écran une manière de mieux se comprendre. Par Catherine Makereel Le 22/03/2023 à 13:58