Carta academica : « Interner » des condamnés après leur double peine ? Une régression sécuritaire
Carta academica : « Interner » des condamnés après leur double peine ? Une régression sécuritaire Image d’illustration - BELGA Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.Par Olivia Nederlandt et Yves Cartuyvels, professeurs à l’Université Saint-Louis Bruxelles, et membres du Groupe de Recherche en matière Pénale et Criminelle, pour Carta Academica. Olivia Nederlandt. - DR. Yves Cartuyvels. - DR. 1L’émergence des mesures de sûreté à la fin du XIXe siècle : défendre la société contre les individus dangereuxLe terme « mesure de sûreté » émerge à la fin du XIXe siècle pour remplacer ou compléter la logique de la peine moderne. Héritage du siècle des Lumières, la peine est conçue un siècle plus tôt comme une réponse mesurée à un acte criminel, alternative à la vengeance privée et à ses excès. Elle doit rétribuer la faute commise par l’infracteur et dissuader son auteur comme ses imitateurs potentiels pour l’avenir. Légale (prévue par la loi), elle est proportionnée à la gravité de l’acte et donc limitée par lui.Notre droit pénal moderne est fondé sur ce principe : un acte pénal doit être puni, mais pas n’importe comment et « pas plus qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est nécessaire »[2]. La peine répond en fait à une logique arithmétique : elle suppose la commission d’une infraction définie par la loi, une peine correspondante et une proportion entre les deux. Ce triptyque est nécessaire pour faire barrage à la « démesure punitive ». Il est au fondement d’un droit pénal démocratique, marqué par un idéal de rationalité et de mesure.La fin du XIXe siècle est marquée par un tournant sécuritaire. À cette époque, le criminel apparait comme un être biologiquement et/ou socialement déterminé, prédisposé au crime. La récidive est une des grandes peurs de l’époque, associée à diverses catégories d’« individus dangereux » : fous criminels, psychopathes, délinquants d’habitude, mineurs déviants, vagabonds et mendiants, volontiers considérés comme « anormaux » ou « dégénérés », sont perçus comme récidivistes en puissance. À la menace qu’ils représentent, la réponse qu’offre la peine, avec son cadre et ses limites, apparaît insuffisante : certains échappent à ses rigueurs en raison de leur état mental et d’un diagnostic d’irresponsabilité ; d’autres, responsables et condamnés, repassent à l’acte une fois leur peine exécutée. En cette fin de XIXe siècle, on estime que l’arithmétique pénale introduite par les Lumières ne protège pas assez la société contre ces individus « dangereux par nature ».La criminologie, nouvelle discipline scientifique, propose alors de remplacer l’arsenal des peines par des « mesures de sûreté » à durée indéterminée. Parfois aussi appelées mesures de protection ou de soin, ces mesures seraient plus efficaces pour défendre la société contre la délinquance que des peines mesurées et limitées dans le temps. Fonction de l’état de la personne visée, la mesure de sûreté est le garant sécuritaire par excellence.2Le compromis pénal : le droit pénal, entre défense des libertés et souci de sécuritéÀ l’époque, le débat entre partisans de la peine et promoteurs des mesures de sûreté fait rage en Europe [3]. Aux criminologues « sécuritaires » partisans de ces mesures s’opposent des pénalistes défenseurs d’un droit pénal « démocratique », protecteur des droits et des libertés du justiciable. Pour ces derniers, le remplacement des peines proportionnées à l’acte par des mesures de sûreté liées à la dangerosité d’une personne constitue le germe d’un droit pénal à caractère totalitaire. Leur critique souligne un paradoxe : la dépénalisation promue par la criminologie, plutôt que de favoriser une décrue punitive, se solde en réalité par le renforcement d’une logique de contrôle et de mise à l’écart sans limites de déviants pour les besoins de la « défense sociale ».La querelle d’écoles se solde, en Europe, par un compromis : la logique de la peine est globalement maintenue, assurant le maintien d’un droit pénal démocratique fondé sur les principes de légalité et de proportionnalité des peines aux délits. Mais ce droit pénal est complété à ses marges par des « lois de défense sociale » qui introduisent des mesures de sûreté, pour défendre la société contre certaines figures de la dangerosité.En Belgique, la loi la plus emblématique de ce mouvement est la « loi de défense sociale de 1930 relative aux anormaux et aux délinquants d’habitude ». Cette loi prévoit deux choses : d’abord, remplacer la peine par une mesure d’internement pour ceux qu’on appelle à l’époque les « aliénés délinquants ». Considérés comme « malades » et donc irresponsables, les punir n’a pas de sens. Néanmoins, s’ils sont dangereux, cette « mesure de soin et de sécurité », doit permettre de maintenir ces aliénés à l’écart tant que le requiert leur état. Ensuite, ajouter à la peine une mesure de sûreté à durée indéterminée pour les récidivistes perçus comme une menace permanente pour la sécurité publique. Dans les deux cas, le principe d’une mesure de sûreté émerge, en remplacement ou en complément de la peine, pour défendre la société contre des figures prototypiques de la dangerosité.3L’héritage contemporain : des mesures de sûreté installées au cœur du droit pénalNotre système pénal porte aujourd’hui l’héritage de ce système à double voie, associant peines et mesures. Divers dispositifs prévoient l’imposition de mesures à durée indéterminée à la place de la peine : ainsi des mesures de protection de la jeunesse pour les mineurs délinquants ou des mesures de soin et de sécurité pour les auteurs d’infraction atteints d’un trouble mental. Certes, ces mesures ne se veulent pas purement défensives, évoquant un idéal de protection ou de soin. Mais, en pratique, le manque de moyens réduit bien souvent leur mise en œuvre à une logique sécuritaire, sans véritable calcul de proportion, ni limite dans le temps.D’autres types de mesures autorisent un contrôle de l’infracteur pendant et/ou après l’exécution de sa peine. La libération conditionnelle, d’abord : autorisant une libération à l’essai avant le terme de la peine pour favoriser la réintégration sociale, cette modalité permet aussi de garder la personne sous contrôle, dans certains cas, au-delà de l’échéance de la peine ; au point que certains détenus préfèrent « aller à fond de peine » pour éviter ce contrôle prolongé. La mise à la disposition du tribunal de l’application des peines (TAP) de certains récidivistes ou d’infracteurs condamnés pour faits de terrorisme ou de mœurs, ensuite : dans ces cas, le juge de fond peut prononcer cette peine d’une durée de 5 à 15 ans en complément de la peine de prison principale. Il s’agit en fait d’une deuxième peine de sûreté, destinée à protéger plus longtemps la société contre des auteurs d’infractions graves attentatoires aux personnes.Plusieurs dispositifs de sûreté existent donc pour assurer le contrôle d’infracteurs en dehors ou au-delà de la peine. Un point les réunit : si elles se réclament régulièrement d’objectifs hybrides, entre soin, protection et sécurité, la première raison d’être de ces mesures est sécuritaire. C’est dans ce même fil que s’inscrit le nouveau projet de loi du ministre de la Justice sur les mesures de sûreté.4Le projet de loi sur les mesures de sûreté : vers un droit pénal prédictifLe projet du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne vise à soumettre certains auteurs d’infractions particulièrement graves, condamnés à une peine principale d’au moins cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à la peine complémentaire de mise à la disposition du TAP, à une mesure supplémentaire de sûreté. Sont visés des infracteurs présentant un trouble psychiatrique grave et un risque élevé de récidive. En pratique, après avoir purgé leur double peine, ces condamnés devraient comparaître devant une juridiction – la chambre de protection sociale du TAP – qui déciderait d’activer (ou non) la mesure de sûreté, après évaluation de la dangerosité et du risque de récidive.L’objectif est de faire glisser vers une filière proche de l’internement ces infracteurs qui, bien que n’ayant pas été jugés irresponsables, présentent néanmoins à la fin de leur trajectoire pénale un trouble psychiatrique indicatif d’un risque de récidive. Après leur double peine, ces condamnés seraient transférés pour une durée indéterminée dans un centre de psychiatrie médico-légal (CPL) ou dans un autre lieu en principe réservé aux « internés », ces infracteurs qui échappent à la peine en raison de leur trouble mental. Sont visés par cette psychiatrisation forcée « par exemple, des meurtriers atteints de troubles psychopathiques ou des violeurs en série, pour lesquels il n’existe actuellement aucun traitement efficace, mais qui ne relèvent pas non plus des critères d’internement ».Le raisonnement s’inscrit dans le droit fil le plus sécuritaire de l’idéologie de la défense sociale, objet de tant de discussions à la fin du 19e siècle : bien qu’une double peine soit déjà prévue, les garanties offertes par la logique pénale sont considérées comme insuffisantes, au motif que ces deux peines restent « d’une durée déterminée ». Il s’agit alors, au nom de la dangerosité et au mépris des principes cardinaux du droit pénal, de cumuler peines limitées dans le temps et mesure de sûreté à durée indéterminée pour pouvoir ne libérer certains condamnés que « lorsqu’ils ne représentent plus un grave danger pour la société ». Punir d’abord, mettre à l’écart pour prévenir ensuite : la voie suivie est celle d’un droit pénal prédictif dont la fonction n’est plus de répondre à un acte commis mais bien de prédire un risque, de le neutraliser et de mettre hors d’état de nuire la personne qui le porte. L’autre volet de la défense sociale, axée sur le soin et la réintégration sociale, semble bien loin.Discutable sur le plan des principes, le projet n’en soulève pas moins d’autres questions tout aussi problématiques. Il concerne des personnes atteintes d’une affection psychiatrique grave qui n’ont pu être traitées en prison. Le ministre a ici raison : le système pénitentiaire ne permet pas de « traiter » des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Leur place n’est tout simplement pas en prison. Le projet envisage le transfert de ces détenus après leur double peine notamment vers les Centres de psychiatrie légale. Avec quelles conséquences pour ces structures de soin sécurisées ? Ces CPL ont été créés pour délester les annexes psychiatriques de prison d’une population d’internés qui n’ont rien à y faire. Or, après une légère décrue entre 2016 et 2018, ces annexes se remplissent à nouveau et l’afflux d’une nouvelle population vers les CPL risque fort de créer un goulot d’étranglement supplémentaire à l’entrée avec, comme conséquence, le maintien des internés en annexe psychiatrique de prison. Un vrai régal pour la Cour Européenne des droits de l’homme qui, depuis 1998, ne cesse de condamner l’État belge pour la détention des internés en annexe psychiatrique de prison, au motif que le soin n’y est jamais adapté[4]. Du point de vue des internés également, ce projet est un mauvais projet.ConclusionLe contexte contemporain, marqué des enjeux sécuritaires et la sacralisation des victimes, un populisme simplificateur et la tyrannie de l’émotion, pousse à renforcer une logique de sécurité qui déroge aux principes fondamentaux du droit pénal. Même si ce n’est pas populaire, il faut répéter que le droit pénal, droit « odieux » parce que fondé sur l’infliction d’une souffrance, doit intervenir en dernière instance, après que tous les autres modes de réaction sociale ont été épuisés. Et que lorsqu’il intervient, c’est en réaction à un acte commis et non en prévision d’un acte potentiel, d’une manière proportionnée à la gravité de cet acte et non en fonction d’un état de risque court-circuitant toute limite temporelle.Toute inflexion de ces deux principes fondamentaux est dangereuse. Elle nous oriente vers un droit pénal préventif, fondé sur un concept de dangerosité aux contours incertains, presque toujours associé à une forme d’anormalité ou de maladie psychique. Au nom d’une hypothétique sûreté, cette logique de précaution est susceptible de s’étendre à des catégories de personnes toujours plus larges. Aliénés délinquants, petits récidivistes, vagabonds et mendiants – mais aussi anarchistes et homosexuels – à la fin du XIXe siècle ; récidivistes, terroristes et auteurs d’infraction à caractère sexuel aujourd’hui ; à qui le tour demain ? La notion de dangerosité est inconsistante et la logique des mesures de sûreté qui l’accompagne totalitaire. Il est urgent de s’en méfier.Toutes les chroniques de Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.[1] https://www.lesoir.be/515920/article/2023-05-27/peines-de-prison-stop-le... [2] J. Ortolan, Eléments de droit pénal. Pénalité. Juridictions. Procédure, T.1, Paris, Plon, 1886, p. 94 [3] Voy. Y. Cartuyvels, A. Masferrer (dir.), (2020), The birth of criminal positivism in Europe and Latin America at the end of the 19th century : rise and resistances, Glossae.European Journal of Legal History, n°17 https://www.glossae.eu/glossaeojs/article/view/392 [4]https://www.lesoir.be/408761/article/2021-11-27/carta-academica-les-inte... Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : en mai 2023, le ministre de la Justice a déposé un projet de loi visant à soumettre certains auteurs d’infractions à une mesure de sûreté à durée indéterminée après l’exécution d’une double peine. Ce projet, héritier d‘une logique de « défense sociale » remontant à la fin du XIXe siècle, s’inscrit dans le fil sécuritaire d’un droit pénal préventif qui déroge aux principes fondamentaux du droit pénal. Le 10/06/2023 à 06:00
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Carta academica : « Interner » des condamnés après leur double peine ? Une régression sécuritaire Image d’illustration - BELGA Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.Par Olivia Nederlandt et Yves Cartuyvels, professeurs à l’Université Saint-Louis Bruxelles, et membres du Groupe de Recherche en matière Pénale et Criminelle, pour Carta Academica. Olivia Nederlandt. - DR. Yves Cartuyvels. - DR. 1L’émergence des mesures de sûreté à la fin du XIXe siècle : défendre la société contre les individus dangereuxLe terme « mesure de sûreté » émerge à la fin du XIXe siècle pour remplacer ou compléter la logique de la peine moderne. Héritage du siècle des Lumières, la peine est conçue un siècle plus tôt comme une réponse mesurée à un acte criminel, alternative à la vengeance privée et à ses excès. Elle doit rétribuer la faute commise par l’infracteur et dissuader son auteur comme ses imitateurs potentiels pour l’avenir. Légale (prévue par la loi), elle est proportionnée à la gravité de l’acte et donc limitée par lui.Notre droit pénal moderne est fondé sur ce principe : un acte pénal doit être puni, mais pas n’importe comment et « pas plus qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est nécessaire »[2]. La peine répond en fait à une logique arithmétique : elle suppose la commission d’une infraction définie par la loi, une peine correspondante et une proportion entre les deux. Ce triptyque est nécessaire pour faire barrage à la « démesure punitive ». Il est au fondement d’un droit pénal démocratique, marqué par un idéal de rationalité et de mesure.La fin du XIXe siècle est marquée par un tournant sécuritaire. À cette époque, le criminel apparait comme un être biologiquement et/ou socialement déterminé, prédisposé au crime. La récidive est une des grandes peurs de l’époque, associée à diverses catégories d’« individus dangereux » : fous criminels, psychopathes, délinquants d’habitude, mineurs déviants, vagabonds et mendiants, volontiers considérés comme « anormaux » ou « dégénérés », sont perçus comme récidivistes en puissance. À la menace qu’ils représentent, la réponse qu’offre la peine, avec son cadre et ses limites, apparaît insuffisante : certains échappent à ses rigueurs en raison de leur état mental et d’un diagnostic d’irresponsabilité ; d’autres, responsables et condamnés, repassent à l’acte une fois leur peine exécutée. En cette fin de XIXe siècle, on estime que l’arithmétique pénale introduite par les Lumières ne protège pas assez la société contre ces individus « dangereux par nature ».La criminologie, nouvelle discipline scientifique, propose alors de remplacer l’arsenal des peines par des « mesures de sûreté » à durée indéterminée. Parfois aussi appelées mesures de protection ou de soin, ces mesures seraient plus efficaces pour défendre la société contre la délinquance que des peines mesurées et limitées dans le temps. Fonction de l’état de la personne visée, la mesure de sûreté est le garant sécuritaire par excellence.2Le compromis pénal : le droit pénal, entre défense des libertés et souci de sécuritéÀ l’époque, le débat entre partisans de la peine et promoteurs des mesures de sûreté fait rage en Europe [3]. Aux criminologues « sécuritaires » partisans de ces mesures s’opposent des pénalistes défenseurs d’un droit pénal « démocratique », protecteur des droits et des libertés du justiciable. Pour ces derniers, le remplacement des peines proportionnées à l’acte par des mesures de sûreté liées à la dangerosité d’une personne constitue le germe d’un droit pénal à caractère totalitaire. Leur critique souligne un paradoxe : la dépénalisation promue par la criminologie, plutôt que de favoriser une décrue punitive, se solde en réalité par le renforcement d’une logique de contrôle et de mise à l’écart sans limites de déviants pour les besoins de la « défense sociale ».La querelle d’écoles se solde, en Europe, par un compromis : la logique de la peine est globalement maintenue, assurant le maintien d’un droit pénal démocratique fondé sur les principes de légalité et de proportionnalité des peines aux délits. Mais ce droit pénal est complété à ses marges par des « lois de défense sociale » qui introduisent des mesures de sûreté, pour défendre la société contre certaines figures de la dangerosité.En Belgique, la loi la plus emblématique de ce mouvement est la « loi de défense sociale de 1930 relative aux anormaux et aux délinquants d’habitude ». Cette loi prévoit deux choses : d’abord, remplacer la peine par une mesure d’internement pour ceux qu’on appelle à l’époque les « aliénés délinquants ». Considérés comme « malades » et donc irresponsables, les punir n’a pas de sens. Néanmoins, s’ils sont dangereux, cette « mesure de soin et de sécurité », doit permettre de maintenir ces aliénés à l’écart tant que le requiert leur état. Ensuite, ajouter à la peine une mesure de sûreté à durée indéterminée pour les récidivistes perçus comme une menace permanente pour la sécurité publique. Dans les deux cas, le principe d’une mesure de sûreté émerge, en remplacement ou en complément de la peine, pour défendre la société contre des figures prototypiques de la dangerosité.3L’héritage contemporain : des mesures de sûreté installées au cœur du droit pénalNotre système pénal porte aujourd’hui l’héritage de ce système à double voie, associant peines et mesures. Divers dispositifs prévoient l’imposition de mesures à durée indéterminée à la place de la peine : ainsi des mesures de protection de la jeunesse pour les mineurs délinquants ou des mesures de soin et de sécurité pour les auteurs d’infraction atteints d’un trouble mental. Certes, ces mesures ne se veulent pas purement défensives, évoquant un idéal de protection ou de soin. Mais, en pratique, le manque de moyens réduit bien souvent leur mise en œuvre à une logique sécuritaire, sans véritable calcul de proportion, ni limite dans le temps.D’autres types de mesures autorisent un contrôle de l’infracteur pendant et/ou après l’exécution de sa peine. La libération conditionnelle, d’abord : autorisant une libération à l’essai avant le terme de la peine pour favoriser la réintégration sociale, cette modalité permet aussi de garder la personne sous contrôle, dans certains cas, au-delà de l’échéance de la peine ; au point que certains détenus préfèrent « aller à fond de peine » pour éviter ce contrôle prolongé. La mise à la disposition du tribunal de l’application des peines (TAP) de certains récidivistes ou d’infracteurs condamnés pour faits de terrorisme ou de mœurs, ensuite : dans ces cas, le juge de fond peut prononcer cette peine d’une durée de 5 à 15 ans en complément de la peine de prison principale. Il s’agit en fait d’une deuxième peine de sûreté, destinée à protéger plus longtemps la société contre des auteurs d’infractions graves attentatoires aux personnes.Plusieurs dispositifs de sûreté existent donc pour assurer le contrôle d’infracteurs en dehors ou au-delà de la peine. Un point les réunit : si elles se réclament régulièrement d’objectifs hybrides, entre soin, protection et sécurité, la première raison d’être de ces mesures est sécuritaire. C’est dans ce même fil que s’inscrit le nouveau projet de loi du ministre de la Justice sur les mesures de sûreté.4Le projet de loi sur les mesures de sûreté : vers un droit pénal prédictifLe projet du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne vise à soumettre certains auteurs d’infractions particulièrement graves, condamnés à une peine principale d’au moins cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à la peine complémentaire de mise à la disposition du TAP, à une mesure supplémentaire de sûreté. Sont visés des infracteurs présentant un trouble psychiatrique grave et un risque élevé de récidive. En pratique, après avoir purgé leur double peine, ces condamnés devraient comparaître devant une juridiction – la chambre de protection sociale du TAP – qui déciderait d’activer (ou non) la mesure de sûreté, après évaluation de la dangerosité et du risque de récidive.L’objectif est de faire glisser vers une filière proche de l’internement ces infracteurs qui, bien que n’ayant pas été jugés irresponsables, présentent néanmoins à la fin de leur trajectoire pénale un trouble psychiatrique indicatif d’un risque de récidive. Après leur double peine, ces condamnés seraient transférés pour une durée indéterminée dans un centre de psychiatrie médico-légal (CPL) ou dans un autre lieu en principe réservé aux « internés », ces infracteurs qui échappent à la peine en raison de leur trouble mental. Sont visés par cette psychiatrisation forcée « par exemple, des meurtriers atteints de troubles psychopathiques ou des violeurs en série, pour lesquels il n’existe actuellement aucun traitement efficace, mais qui ne relèvent pas non plus des critères d’internement ».Le raisonnement s’inscrit dans le droit fil le plus sécuritaire de l’idéologie de la défense sociale, objet de tant de discussions à la fin du 19e siècle : bien qu’une double peine soit déjà prévue, les garanties offertes par la logique pénale sont considérées comme insuffisantes, au motif que ces deux peines restent « d’une durée déterminée ». Il s’agit alors, au nom de la dangerosité et au mépris des principes cardinaux du droit pénal, de cumuler peines limitées dans le temps et mesure de sûreté à durée indéterminée pour pouvoir ne libérer certains condamnés que « lorsqu’ils ne représentent plus un grave danger pour la société ». Punir d’abord, mettre à l’écart pour prévenir ensuite : la voie suivie est celle d’un droit pénal prédictif dont la fonction n’est plus de répondre à un acte commis mais bien de prédire un risque, de le neutraliser et de mettre hors d’état de nuire la personne qui le porte. L’autre volet de la défense sociale, axée sur le soin et la réintégration sociale, semble bien loin.Discutable sur le plan des principes, le projet n’en soulève pas moins d’autres questions tout aussi problématiques. Il concerne des personnes atteintes d’une affection psychiatrique grave qui n’ont pu être traitées en prison. Le ministre a ici raison : le système pénitentiaire ne permet pas de « traiter » des personnes atteintes de troubles psychiatriques. Leur place n’est tout simplement pas en prison. Le projet envisage le transfert de ces détenus après leur double peine notamment vers les Centres de psychiatrie légale. Avec quelles conséquences pour ces structures de soin sécurisées ? Ces CPL ont été créés pour délester les annexes psychiatriques de prison d’une population d’internés qui n’ont rien à y faire. Or, après une légère décrue entre 2016 et 2018, ces annexes se remplissent à nouveau et l’afflux d’une nouvelle population vers les CPL risque fort de créer un goulot d’étranglement supplémentaire à l’entrée avec, comme conséquence, le maintien des internés en annexe psychiatrique de prison. Un vrai régal pour la Cour Européenne des droits de l’homme qui, depuis 1998, ne cesse de condamner l’État belge pour la détention des internés en annexe psychiatrique de prison, au motif que le soin n’y est jamais adapté[4]. Du point de vue des internés également, ce projet est un mauvais projet.ConclusionLe contexte contemporain, marqué des enjeux sécuritaires et la sacralisation des victimes, un populisme simplificateur et la tyrannie de l’émotion, pousse à renforcer une logique de sécurité qui déroge aux principes fondamentaux du droit pénal. Même si ce n’est pas populaire, il faut répéter que le droit pénal, droit « odieux » parce que fondé sur l’infliction d’une souffrance, doit intervenir en dernière instance, après que tous les autres modes de réaction sociale ont été épuisés. Et que lorsqu’il intervient, c’est en réaction à un acte commis et non en prévision d’un acte potentiel, d’une manière proportionnée à la gravité de cet acte et non en fonction d’un état de risque court-circuitant toute limite temporelle.Toute inflexion de ces deux principes fondamentaux est dangereuse. Elle nous oriente vers un droit pénal préventif, fondé sur un concept de dangerosité aux contours incertains, presque toujours associé à une forme d’anormalité ou de maladie psychique. Au nom d’une hypothétique sûreté, cette logique de précaution est susceptible de s’étendre à des catégories de personnes toujours plus larges. Aliénés délinquants, petits récidivistes, vagabonds et mendiants – mais aussi anarchistes et homosexuels – à la fin du XIXe siècle ; récidivistes, terroristes et auteurs d’infraction à caractère sexuel aujourd’hui ; à qui le tour demain ? La notion de dangerosité est inconsistante et la logique des mesures de sûreté qui l’accompagne totalitaire. Il est urgent de s’en méfier.Toutes les chroniques de Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.[1] https://www.lesoir.be/515920/article/2023-05-27/peines-de-prison-stop-le... [2] J. Ortolan, Eléments de droit pénal. Pénalité. Juridictions. Procédure, T.1, Paris, Plon, 1886, p. 94 [3] Voy. Y. Cartuyvels, A. Masferrer (dir.), (2020), The birth of criminal positivism in Europe and Latin America at the end of the 19th century : rise and resistances, Glossae.European Journal of Legal History, n°17 https://www.glossae.eu/glossaeojs/article/view/392 [4]https://www.lesoir.be/408761/article/2021-11-27/carta-academica-les-inte... Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : en mai 2023, le ministre de la Justice a déposé un projet de loi visant à soumettre certains auteurs d’infractions à une mesure de sûreté à durée indéterminée après l’exécution d’une double peine. Ce projet, héritier d‘une logique de « défense sociale » remontant à la fin du XIXe siècle, s’inscrit dans le fil sécuritaire d’un droit pénal préventif qui déroge aux principes fondamentaux du droit pénal. Le 10/06/2023 à 06:00